jeudi 1 novembre 2007

Mots

Perdu au milieu du bruyant brouhaha de la grande ville, un homme rentre chez lui, insensible à tout ce qui l’entoure. Comme les voitures qui se croisent sur la chaussée, ajoutant le vacarme des klaxons et des moteurs vrombissants à l’agitation des piétons, les mots s’entremêlent dans son esprit. Il ne fait pourtant aucun effort pour les chercher. Le simple fait de respirer, d’être, les attire comme un aimant. Et les phrases affluent sans retenue :

« Je reste seul, je ne veux plus de soucis »

Il sourit tristement car en effet, il est seul. Mais les soucis, eux, ont commencé lorsqu’elle l’a quitté. Le matin de décembre où elle est partie, le laissant désemparé face à la douleur, au vide provoqué par son absence. C’est alors que les mots ont fait irruption dans son coeur. Il n’a jamais rien demandé, mais il a accueilli ces compagnons, qui se bousculent continuellement à la porte de son subconscient, avec gratitude. Ils sont un don du ciel, du Destin, peu importe comment il se nomme, pour oublier, ne plus penser que sa vie n’est qu’une suite de ratés. Ils ont besoin de lui pour éclater, enfin il n’a plus de doute sur son utilité.

« Malgré les heures passées je n’y arrive pas,
Car jour et nuit je pense à toi ».

Ceux-ci n’ont pas tort. Il est veilleur de nuit, et les longs moments qu’on laisse fuir en réfléchissant dans l’obscurité, alors que le reste de l’humanité dort paisiblement, n’ont plus de secret pour lui. Mais pense-t-il toujours à elle ? Non, il a surmonté cette épreuve, les mots l’y ont aidé… La lumière du soleil levant frappe son visage et éclaire d’une lueur dorée ses beaux yeux noisette, à l’expression si triste. Face à lui, une jeune fille s’arrête, indécise. Sans rien remarquer, il baisse les yeux, et rompt le charme. Comme rendue à la réalité, elle reprend son chemin, alors qu’il n’a pas même ralenti.

« J’ai marché, c’était long, dans ce couloir sans fin »

Oui, il a l’impression de marcher seul ici depuis des siècles. Où est cette lumière dont tant de gens évoquent l’existence ? Peut-être n’est-il pas assez proche de la fin pour l’apercevoir. La fin de sa souffrance, la fin de son calvaire. La fin de sa vie. Comment savoir lorsqu’il y sera enfin ? Retrouvera-t-il, dans ce dernier instant, ce bonheur qu’il partageait avec elle ? Soudain, il lève la tête, une folle lueur d’espoir brillant au fond de son regard. Malheureusement, celle-ci s’éteint très vite : ce n’est pas elle qu’il a aperçue là-bas. De toute façon, c’est impossible. Hier encore, il s’est assis dans l’herbe, tout près d’elle :

« Je ne peux voir que ton prénom inscrit sur cette tombe,
La suite de ma vie, tu sais a vraiment changé. »

Il marche alors dans les allées du parc, oasis de verdure et de paix dans la folie citadine. Pourtant, son pouvoir apaisant semble altéré ce matin. Il secoue la tête, pourquoi aujourd’hui, ces mots qu’il croyait être ses amis, lui font-ils revivre cet instant, ces jours terribles pendant lesquels il a pensé ne pas savoir survivre ? Comment arrêter cette litanie, diffusée sans répit dans son esprit ? Comment retrouver les phrases festives et fraîches qui le faisaient sourire et qui ont fait place à ce désespoir sans fond ? Déboussolé, il s’appuie à un chêne tout proche pour reprendre son souffle et le cours de ses pensées. La ronde des paroles qui l’accompagne ralentit alors, puis finalement s’évanouit. Le soudain silence dans ses oreilles le surprend, lui fait peur. Il ne dure pourtant pas longtemps car très vite, une voix remplace celle qui l’a déserté. En la reconnaissant, il s’effondre et perd toute conscience du monde extérieur. Plus rien d’autre n’existe que cette voix. Sa voix. Douce et tendre, comme dans ses souvenirs. Il ferme les yeux, alors que des larmes baignent ses joues mal rasées sans qu’il s’en aperçoive. Il lui semble discerner sa silhouette, mais elle lui tourne le dos, comme tendue vers un futur où il n’a pas sa place. Cependant, l’écho de ses paroles résonne toujours :

« Dis moi que tu m’aimes »

Etouffant un sanglot, il murmure d’une voix étouffée :
- Je ne t’ai pas oubliée seulement, j’ai si mal lorsque je pense à toi ! Pardonne-moi…
- Rejoins moi...

Il hésite, ne répond pas. Il aimerait tant que tout cela soit bien réel, Pouvoir à nouveau la serrer dans ses bras… Avant qu’il ne fasse un geste, son image s’efface. De nouveau ce silence. La tête lui tourne et il ne désire plus qu’une chose : son retour. A n’importe quel prix. Il a besoin d’elle. Au bout d’un long moment, il se relève, essuie ses yeux gonflés de larmes et se met en route, tourne à droite en direction du lac. Les mots qui l’avaient aidé ne sont plus là, sans doute les a-t-il épuisés, ou bien ont-ils trouvé un autre moyen pour atteindre le monde. Quelqu’un de gai, chaleureux et souriant. Quelqu’un qui a quelque chose à offrir. Quelqu’un dont le regard brillant et les idées lumineuses séduiraient toutes les femmes de la Terre… Quelqu’un. Quelqu’un d’autre… La réalité le frappe. Même les textes, ses meilleurs amis depuis des mois, n’ont plus besoin de lui. En cette heure matinale, le parc est désert et il n’a pas à se soucier du chemin qu’il prend. Il a parcouru ces allées tant de fois, avec elle. Enfin, sa vue se dégage sur un superbe panorama. Cela au moins n’a pas changé. Il lui semble que la beauté de cet endroit est immuable, en été sous le soleil brûlant comme en hiver lorsque la glace dérive lentement sur les eaux calmes. La fatigue de la nuit s’abat sur lui, au moment même où il est ébloui par l’harmonie paisible de la scène. Il ne pense néanmoins pas à rentrer chez lui. Il doit la retrouver et là où ils se sont promis de s’aimer à jamais lui paraît être le meilleur endroit. Sans réfléchir plus longtemps, il descend au bord du lac, prend une profonde inspiration et pénètre lentement dans l’eau, comblant le vide dans ses pensées par des chants d’amour et de pardon qu’il lui destinait mais qui s’étaient noyés dans la foule de mots qui l’avait assailli depuis son départ. Un cri l’arrête. Il se retourne, cherche le témoin bruyant de ses retrouvailles avec « elle ». Une enfant le regarde de la rive et semble attendre, ses cheveux blonds retombant en belles boucles sur ses épaules menues.
- Va-t-en ! crie-t-il, anxieux d’en finir au plus vite.
Alors qu’il se détourne, la petite l’appelle :
- Monsieur… Tu pêches ?
- Oui… Oui je pêche. Et les poissons ne viennent plus quand il y a des gens qui parlent. Rentre chez toi.
- Je peux voir tes poissons ? demande-t-elle en s’approchant de lui, sans hésiter à marcher dans l’eau froide.
Il se précipite vers l’enfant, la ramène sur le bord. Elle tremble mais ne semble pas s’en apercevoir.
- Tu n’as pas de canne à pêche ?
- Non, je… Je ne faisais que repérer les poissons. Pourquoi t’intéressent-ils tant d’ailleurs ?
Le regard de la petite se voile et pourtant, elle répond fermement :
- Avant de partir, maman m’a dit que les poissons étaient des messagers. Et s’ils tournent en rond dans leur bocal, c’est parce qu’on les empêche de rejoindre leur but. Un de ces poissons doit avoir quelque chose à me dire.
- Où est ta maman ?
- Je ne sais pas, elle est partie sans moi. Alors, tu peux me montrer les poissons ?
Une petite main chaude se pose sur son bras et il n’arrive plus à détacher son regard des yeux bleus de la petite fille qui l’interrogent, le supplient en silence. Comment lui répondre ? Qu’est-il arrivé à sa mère ? Comment peut-on mettre un si lourd fardeau sur les épaules fragiles d’une enfant ? Pour combien de temps encore restera-t-elle une petite fille naïve et touchante ? Il réfléchit à toute vitesse pour trouver une solution. Elle ne peut pas être seule, son père ou ceux qui s’occupent d’elle la cherchent forcément. Ils ne peuvent être loin. Il se penche et scrute l’eau lorsque tout à coup, un éclair argenté passe dans le fond du lac :
- Là ! Tu le vois ? En voilà un !
- Oh oui !! Je l’ai vu !! On aurait dit une étoile filante ! Maman adorait les étoiles filantes !! Elle disait qu’il fallait faire un vœu.
Elle saute à son cou, se serre contre lui. Pendant un bref instant, il sent le petit cœur battre contre sa poitrine et la chaleur du corps gracile de sa jeune protégée se répand dans ses veines et lui fait ressentir à quel point il est vivant. Vivant. Le mot pénètre son esprit, s’écoule en lui comme un vaccin. Avant qu’il ne la repose à terre, elle murmure à son oreille :
- Merci.
Elle s’éloigne ensuite, vive comme une anguille.
- Je dois aller le dire à papa !
- Attends ! Attends !
Mais elle a déjà disparu, aussi vite qu’elle était arrivée. Il se met à courir sur ses traces, il ne veut pas la laisser seule dans ce grand parc vide où il pourrait lui arriver n’importe quoi. Pourtant une fois qu’il rejoint le sentier, il ne peut la retrouver. Envolé, volatilisé son rayon de soleil de la matinée. Pendant une heure, il marche à sa recherche, en vain. Finalement, ses pas le ramènent devant sa porte et il réalise qu’il n’a plus songé à « elle ». Bien vite, il éloigne cette pensée, la fatigue qui l’opprime ne lui laisse pas le loisir de réfléchir plus avant. Plus tard, peut-être… Il s’écroule sur son lit et s’endort, s’éloignant ainsi de questions sans réponses qu’il n’arrive plus à comptabiliser et qu’il ne veut même plus écouter.

« Allez va, rattrape la vie »

Instantanément, il ouvre les yeux, croit à un rêve. A-t-il bien entendu ? Non, il se trompe sûrement, l’appartement est parfaitement silencieux. Pourtant son cerveau bourdonne, et il n’a plus l’impression d’être seul.

« On a pas tout ce qu’on veut dans la vie
Mais on a l’espoir et ça c’est permis »

Des larmes de soulagement perlent à ses paupières alors qu’il écoute, et essaye de démêler les cascades de mots qui déferlent sur son esprit torturé, apaisantes comme un baume réparateur. Ils ont raison. On ne vit qu’une fois et il doit en profiter. Cela fait trop longtemps qu’il a oublié ce credo, et « elle » n’aurait pas apprécié. Quoi qu’il ait pu voir ou imaginer ce matin. Il se lève, se rase d’une main sûre et expérimentée et sourit à son reflet, alors que dans son esprit, la ronde de paroles reprend de plus belle, comme pressée de rattraper le temps perdu, avant qu’il ne soit trop tard et que tout ne s’arrête…

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ma chère cousine,
je te félicite pour ce beau texte, bien écrit, et si juste des foules de sentiments que l'on peut ressentir face à la vie et tout ce qu'elle nous offre, de beau comme de douloureux!
Prends bien soin de toi surtout, et comme tu l'écris: profite! (le temps nous est compté, et on l'oublie trop souvent, aveuglé par notre bonheur ou notre tristesse!)
Je pense bien à toi.
Christine